Après le générique et l’inscription des mots du titre, le film débutera par un plan large sur une pièce remplie de peluches, puzzles et autres jouets. Alors le spectateur suppose être en présence d’un lieu d’enfant (avec encore l’incertitude du nombre et du genre). Puis un long, lent et silencieux travelling progressivement dirigera son regard sur les deux personnages, habillés avec goût par la costumière du tournage, chacun négligemment étendu sur un lit étroit recouvert d’un plaid en mohair rose.

« Je ne suis pas une héroïne. Chaque année nos enfants partent en vacances d'été chez leurs grands-parents. Comme tu le sais nous sommes mariés depuis bientôt vingt ans et mes grossesses nous ont transformés en parents épanouis. »

Alors qu’une des actrices déclame son texte, le son très distinct pour que les spectateurs baignent dans l’ennui de sa vie, l’image nette sur le décor et floue sur les personnages permet au spectateur d’en déduire qu’il est en présence d’une chambre de filles (avec pourtant le paradoxe d’y voir deux femmes d’âge mûr).

« Non vraiment, je ne pensais pas qu’un jour je vivrais comme l’héroïne d’un film. Ma vie s'écoulait comme une rivière tranquille, je n'avais jamais navigué comme toi sur les torrents agités auxquels certaines existences sont confrontées un jour soudainement. »

Ai-je eu raison de commencer mon histoire par le début ? Les intentions de l’auteur doivent-elle être dévoilées dès les premiers instants ?

« Cette fois-ci, nous n'avons pas pris l'avion mais la voiture.
— Profitons de la climatisation, a-t-il clamé devant mon étonnement. Nous éviterons la cohue de l'aéroport.
Je ne savais pas où nous allions mais je lui faisais confiance ; il a toujours su ce qui me plaisait. Avec le temps, nous nous étions adaptés l'un à l'autre, nous avions moulé nos comportements pour mieux nous disparaître. »

Aucun dialoguiste ne débute son scénario par des propos aussi ampoulés. Qui va au cinéma, ou qui lit un livre, pour vivre l’ennui ? Mon film n’a que peu de chance d’avoir du succès.

Il faudra une voix qui accrochera les spectateurs à mon histoire. Une voix qui ne leur fera pas regretter l’absence du bouton accéléré des magnétoscopes. Au cinéma, les spectateurs vivent au même rythme le déroulement des images, malgré l’impatience de certains cloués sur leur fauteuil dans la salle obscure. Voilà aussi pourquoi j’ai choisi le film et surtout pas le roman : pour livrer une narration ininterrompue, une qui empêchera les sauts de page de certains empressés, à la recherche d’un dessein derrière les mots qui défilent devant leurs yeux. Il faudra du suspens. Le scénariste doit piloter le déroulement de l’intrigue, générer l'adhérence de l’auditoire et le surprendre au moment où il s’y attend le moins. Alors la présence sonore d’un narrateur expliquera au spectateur que ce personnage — celui de l’histoire inventée par le scénariste, pas celle allongée en chair et en os — dont l’image s’affiche sur la gauche du grand écran ressent une tension intérieure.

« Nous roulions sur une petite route de campagne, bordée à perte de vue par des champs tachetés de machines agricoles. Distinguant au loin un tracteur sur la route, je me suis divertie à imaginer »

Vais-je réussir à sortir de ce peu qui enserre la vie de mon personnage ? Son bavardage insipide pourrait en exaspérer certains, peut-être même jusqu’au point de leur faire perdre patience. Peut-être que sa voix pourrait être prolongée par un flash-back : l’image remplacera les explications, le spectateur baignera dans le flux d’un autre temps, il ne décollera pas de la narration et il perdrait peut-être provisoirement tout sens critique. Cela le fera patienter.

Et le narrateur (pas une narratrice, car une autre voix féminine pourrait interférer avec celle de mon personnage ; une source de confusion nocive pour mon auditoire) expliquera les propos embarrassés de mon personnage aux spectateurs et spectatrices par l’intermédiaire d’une question : y a-t-il pour chaque vie un truc qui cloche, qui cogne dans la tête et qui nous bouffe la cervelle ? Pour leur affirmer ensuite que parfois la réalité de la vie est une saloperie. Il s’en suivra un embarras qui pourra les rassurer, eux autant qu’elles, tous sagement à écouter l’histoire débutante ; entamant peut-être une projection sur leur propre vécu, ainsi ce rendu public d’un fait privé ne leur semblera plus si gratuit.

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